Sunday, February 10, 2013

Espaces et initiatives anthroposophiques

— Compte rendu de Michael Roboz d’une présentation de Bert Chase donnée le 21 octobre 2012 à l’occasion des portes ouvertes du Rudolf Steiner Centre à Vancouver

Rudolf Steiner donnait généreusement de son temps et de son énergie pour répondre aux demandes d’une variété d’initiatives naissantes. Une grande partie de la richesse de la sagesse anthroposophique qui nous a été léguée provient justement de ce qui a été donné à ces différents cercles. Lorsque Rudolf Steiner trouvait le temps de se concentrer sur son propre travail de création, il se consacrait à développer de nouvelles manières de donner forme et structure à ce qui nous environne. À ce propos, il soulignait combien les formes et les proportions de nos constructions ont une influence sur nous comme individus et aussi sur le fonctionnement de nos organisations. Il insistait sur le fait que si nous n’arrivons pas à métamorphoser les principes formateurs à l’œuvre dans les espaces qui nous environnent, les principes archaïques imprégnés dans ces espaces créeront des obstacles croissants, non seulement pour le développement de la vie anthroposophique, mais aussi pour le développement de toute l’humanité. Les espaces que nous héritons du passé peuvent entraver notre travail anthroposophique de transformation culturelle.

Les principes des constructions qui nous entourent dans la civilisation occidentale viennent essentiellement des Romains. Les proportions et les forces inhérentes à la conception de ces espaces et les interactions qu’elles provoquent ont jadis favorisé le développement de l’être humain. Mais de nos jours, ces mêmes principes agissent comme des forces qui freinent l’évolution et menacent notre travail anthroposophique. L’impulsion romaine représente le point culminant d’un courant d’évolution qui avait pour but la réalisation d’un certain degré d’indépendance chez les êtres humains. Rudolf Steiner a caractérisé ce courant comme étant l’étape Mars de l’évolution de la terre, expliquant à maintes reprises qu’il s’agissait d’une descente de l’être humain hors de l’état de conscience atavique vers une conscience individuelle.

Ce courant Mars a atteint un point de cristallisation vers l’an 86 av. J.-C. lorsque le général romain Sulla s’est fait déclarer empereur. Selon la conception du monde qui s’est développée dans le contexte d’une hiérarchie centralisée et dominatrice fondée sur la force physique, la valeur de tous les aspects de la société dépendait de l’identité que la collectivité leur accordait. Cette rigidification de la culture a inévitablement influencé la façon dont les êtres humains ont fait l’expérience des premières lueurs d’une conscience individuelle. Dans le contexte de cette conception hiérarchique romaine du monde, l’individu ne pouvait faire l’expérience de son soi qu’en identifiant sa place à l’intérieur de la hiérarchie établie, et toutes les configurations culturelles ont été développées pour soutenir cette structure.

Cette conception du monde a été projetée dans l’espace environnant grâce à un nouveau développement technique, celui de l’arpentage. Cette technique a permis de mettre en place partout dans l’Empire romain un système de routes disposées en ligne droite ne tenant plus aucun compte des données géographiques et topographiques. On a construit des villes et des bâtiments selon des grilles rigides composées d’angles droits.

Nous pouvons nous rendre compte de l’immense influence de ce système de développement selon des grilles en suivant la transition graduelle de configurations composées d’angles ouverts à celles où apparaissent les angles droits. L’angle droit crée l’impression que quelque chose est « verrouillé » dans l’espace. L’angle obtus par contre, si petit que soit l’écart de ses côtés, conserve un sens inhérent de mobilité. Là, l’espace garde une qualité de respiration qui disparait avec le système romain des grilles. 

Arriver à surmonter la puissance de ces systèmes fondés sur l’angle droit, voilà une tâche qui nous demandera un effort considérable. En effet, ces systèmes ont tellement envahi notre existence que pour nous livrer de leur pouvoir rigidifiant il nous faudra acquérir une acuité de conscience et une grande présence d’esprit. Une fois qu’on commencera à reconnaitre leur omniprésence, il faudra alors développer des principes entièrement neufs relativement à la configuration de notre espace environnant. C’est seulement de cette manière que nous réussirons peu à peu à introduire dans notre environnement des principes de mobilité de rythme et de respiration qui pourront à leur tour influer sur nous, êtres humains, agissant ainsi sur la manière dont nous faisons l’expérience de ces espaces et sur la manière dont nous y vivons.       

Le Mystère du Golgotha et la transition de Mars à Mercure

Le Mystère du Golgotha représente le grand « tournant » dans l’évolution terrestre, le début de la transition de l’étape Mars à ce que Rudolf Steiner nomme l’étape Mercure. Ce « tournant » exige que chaque aspect de l’effort humain soit pénétré d’une conscience spiritualisée. Chaque aspect de notre culture tellement « verrouillée » dans la conception du monde imprégnée par l’angle droit romain doit être maintenant « ouvert » par l’activité et l’intention des êtres humains.

Pour que ce tournant puisse se déployer, il faut que l’humanité développe des facultés d’âme entièrement nouvelles. Vers l’an 1400, les toutes premières lueurs de cette nouvelle faculté d’âme ont commencé à se faire jour chez les êtres humains. Rudolf Steiner identifie ce phénomène comme étant l’aube de l’âme de conscience. La première manifestation culturelle de cette nouvelle faculté, c’est la Renaissance.  

L’âme de conscience, Raphaël et la Renaissance 

À chaque étape importante de l’évolution de l’humanité, il y a de grands individus qui viennent indiquer le chemin. Adam, Élie, et Jean le Baptiste ont tous été des annonciateurs d’une nouvelle étape d’évolution. À l’aube de l’époque de l’âme de conscience, le remarquable artiste-peintre Raphaël (28 mars 1484 – 6 avril 1520) a été parmi les premiers hommes en qui cette nouvelle qualité psychique s’est éveillée. On pourrait dire qu’il est un des premiers êtres humains à avoir incorporé l’impulsion Mercure. Rudolf Steiner attire souvent l’attention sur l’une de ses plus grandes œuvres, la Madone Sixtine, créée en 1513-1514. 
 
Bert Chase avec la Madone Sixtine de Raphaël,  et le dessin d’un bâtiment romain illustrant l’angle droit 

Lorsque nous observons les statues des empereurs romains, nous sommes frappés par le fait qu’elles sont plus grandes que nature. Elles se tiennent droites, face à l’observateur, dans une attitude de confrontation, portant souvent une armure et brandissent une arme.

Si nous comparons cette attitude avec celle de la Madone Sixtine de Raphaël, ce qui saute aux yeux en premier lieu, c’est la manière dont la Madone semble être en mouvement, se tournant vers l’observateur, soulevant doucement la forme de l’archétype de l’être humain — l’enfant Jésus, comme si elle échappait aux forces de la pesanteur. L’Enfant nous fixe des yeux. Ces deux formes centrales du tableau nous invitent à nous entretenir avec eux, à laisser notre expérience d’âme pénétrer dans l’ambiance du tableau. Cette impression de participation active à l’évènement en train de se dérouler est accentuée et concentrée par les deux formes que l’on voit sous la Madone et l’Enfant. Le personnage sur la droite, vêtu de teintes d’une fraicheur bleuâtre, nous invite à rentrer dans l’ambiance que nous observons. Le personnage sur la gauche, vêtu de teintes chaudes, assume le mouvement dynamique contenu dans la peinture et semble tendre la main vers l’extérieur, vers nous.

La Madone Sixtine et le premier Gœtheanum 

À mesure que nous réussissons à faire l’expérience de la dynamique créée à l’intérieur de cette peinture, nous commençons à nous rendre compte qu’il y a des mouvements parallèles en nos âmes qui s’avèrent être le reflet de ceux du tableau. En dessinant ces mouvements sous forme de schéma, ce qui apparait est une sorte de circulation rythmique, une pulsation qui émane des formes centrales de la Madone et de l’Enfant pour éveiller en nos âmes, comme un reflet, une activité éthérique. En dessinant ce mouvement, on voit se révéler le langage fondamental qui sous-tend la structure du premier Gœtheanum. Nous pouvons suivre le mouvement contenu dans le tableau de la Madone Sixtine et le retrouver dans la circulation mouvante incorporée dans le premier Gœtheanum.

Tout ceci trouve son point central dans l’emplacement du Groupe sculpté, la statue du Représentant de l’Humanité, situé au même endroit que l’Enfant Jésus dans le tableau de Raphaël. En observant de plus près, nous découvrons que le Groupe sculpté est lui-même un prolongement de la structure rythmique contenu dans la peinture.



Bert Chase, schéma du premier Gœtheanum.

En plus, nous pouvons observer comment le rapport dynamique entre les personnages permet une « inhalation invisible » provenant d’au-delà du seuil. Ce « souffle du seuil » soulève la cape de la Madone. Et pendant que nous contemplons cette inhalation invisible, nous ressentons un espace, une ouverture, un être qui peut vraisemblablement permettre que la nouvelle faculté de l’âme de conscience soit présente.

Un renouveau pour le centre

En nous appuyant sur ces considérations, nous pouvons maintenant nous tourner vers les tâches entreprises en vue d’effectuer un renouveau de cet espace pour notre travail anthroposophique ici à Vancouver. Nous pouvons observer comment on a fait un doux effort pour reproduire les mouvements inhérents à la Madone Sixtine et au premier Gœtheanum. Toutefois, les moyens d’y arriver ont été modifiés pour correspondre aux conditions particulières de notre espace. La première étape est la création d’une impression de plusieurs plans disposés l’un derrière l’autre. Cette impression de plans surimposés est ensuite accentuée par les couleurs des plans qui vont de plus claires à plus foncées. En rouvrant le mur arrondi où ces plans se rencontrent, la sensation de mouvement, de circulation, est intensifiée, tout en respectant les principes structuraux des espaces tels qu’ils nous ont été donnés.

L’impression est encore rehaussée par notre décision de reprendre le mouvement des couleurs indiqué par Raphaël, les teintes fraiches à droite, les teintes plus chaudes à gauche. Ce jeu de couleurs favorise la sensation de mouvement, de circulation qu’indiquent les formes mêmes des espaces.

Ce ne sont ici que quelques indications des efforts déployés pour ennoblir les principes qui sous-tendent l’organisation des espaces que nous avons hérités et pour tenter de les métamorphoser de manière à ce qu’ils puissent soutenir et vivifier la continuation de notre travail anthroposophique.



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