Par moments,
dans un certain état d’âme, nous pouvons nous rendre compte de l’abîme qui nous
sépare de tout ce qui nous confronte dans la vie. Ce gouffre semble présenter
un obstacle insurmontable, nous refusant toute possibilité de connaître
réellement quoi que ce soit. Qu’est-ce qu’une personne peut vraiment savoir
avec certitude (de première main, sans tenir compte de toute la littérature
anthroposophique!) de l’être d’un arbre, de la faculté de la mémoire, du vécu
intérieur d’un ami, même de l’ami le plus proche? Cet abîme peut jeter le voile
du doute sur tout ce que l’on pense savoir et provoquer un sentiment d’être
complètement étranger au monde qui nous entoure. Même lorsque les obligations
de la vie ou les interruptions quotidiennes sollicitent notre attention et que
notre conscience de ce gouffre s’estompe, un sentiment persiste, celui de ne
pas être capable de répondre aux questions les plus fondamentales que
l’existence nous pose.
Ou c’est
peut-être un événement surprenant qui nous secoue de telle manière que nous
sortons de notre état de conscience habituel, comme c’est le cas pour Strader,
homme de science et ingénieur qui, dans la première scène du premier
Drame-Mystère, est témoin d’un état de transe de la voyante et qu’il entend les
mots visionnaires qu’elle prononce. Son ami Capésius lui dit : « Je
crains, cher ami, si vous perdez ici la certitude, que vos yeux bientôt ne
s’embrument d’un sombre doute. » Et Strader d’avouer : « La
peur d’un tel doute, elle me torture à certaines heures…. Mais souvent, quand
des questions me harcèlent avec force, un spectre monte des profondes ténèbres
de mon esprit, un être de cauchemar. Il pèse sur mon âme, il m’enserre
affreusement le cœur de ses griffes, et me dit : ‘Si tu ne me vaincs pas
avec tes armes émoussées de penseur, tu n’es rien de plus que le mirage
éphémère de ta propre illusion.’ » (Traduction : Éditions
Triades)
Ce doute dont
est victime Strader prépare le terrain pour le drame de connaissance décrit
dans la Philosophie de la Liberté. Le dualisme – la séparation entre le
soi et le monde – n’est pas uniquement un point de vue philosophique. C’est une
expérience fondamentale que vit toute âme humaine qui décide de suivre le
chemin de la connaissance. En empruntant la voie de connaissance implicite dans
la Philosophie de la Liberté, notre but n’est pas seulement de
comprendre comment Rudolf Steiner réfute les arguments des philosophes
dualistes; nous voulons plutôt nous rendre conscients du gouffre de la
connaissance – qui est une expérience
essentielle de chaque être humain de notre époque – et dépasser nos propres
limites par notre propre effort.
Lorsque nous
cherchons à observer notre penser, nous découvrons un champ d’expérience qui ne
ressemble à aucune forme de conscience que nous connaissions dans la vie
ordinaire – un champ d’expérience caractérisé par Rudolf Steiner dans le
troisième chapitre de la Philosophie de la Liberté comme une sorte
« d’état exceptionnel. » Dans cet état exceptionnel, nous découvrons
dans la mobilité vivante du penser une activité qui a son origine dans notre
propre effort individuel et qui est en même temps quelque chose d’universel et
d’objectif. Grâce à cette activité, nous trouvons de nouvelles forces et une
nouvelle certitude apte à nous encourager à redémarrer et nous ressourcer, à
nous explorer nous-mêmes et à explorer le monde.
D’une part, la chose est fort simple…
D’abord, nous observons quelque chose. Ensuite, nous réfléchissons à cette
chose. Puis, nous observons le penser que nous avons déployé. Nous pouvons
choisir à peu près n’importe quoi comme objet initial d’observation, comme par
exemple :
·
un objet ou événement physique
·
un sentiment
·
un verset à méditer
Mais d’autre
part, il s’agit d’une épreuve, le germe d’un processus d’engagement créatif et
de découverte qui fait appel à ce qu’il y a de plus caché en nous. La première
transition, celle qui va de l’observation au penser, demande un effort de
volonté. La deuxième transition, celle qui passe de l’activité de penser à quelque
chose à l’observation du penser lui-même, demande un degré supérieur de force
de volonté. Et pourtant, avec de la bonne volonté chaque individu sain peut
accéder à cet état exceptionnel et peut découvrir les forces bénéfiques que
cette activité est en mesure de lui procurer.
Voici qu’une femme observe quelque chose.
Une question surgit – elle cherche une réponse pour expliquer ce qu’elle a
ainsi observé. Deux bouquets de fleurs sont faits de fleurs cueillies sur le
même arbuste. Les fleurs d’un des bouquets perdent leurs pétales lorsqu’on les
place dans un vase. Pourquoi les fleurs de l’autre bouquet ne perdent-elles pas
leurs pétales?
Un homme se rend compte qu’un certain
sentiment surgit en lui. Il l’observe; il reconnaît peut-être qu’il est contrarié
et cherche l’origine de cette contrariété. Il examine l’événement qui l’aurait
causée, et il se demande quel serait le trait de son caractère qui a fait
surgir en lui un tel sentiment, alors qu’un autre aurait peut-être ressenti
autre chose.
Même un verset qui sert d’objet de
méditation doit être mis en mouvement par l’activité du penser. Il se peut, par
exemple, que le sens d’une partie du verset ne soit pas clair au début et
qu’une question qui surgit à ce propos trouve sa réponse dans une exploration
plus approfondie d’autres parties du verset.
Généralement,
nous n’allons pas plus loin que cela dans l’utilisation de la pensée, et nous
sommes heureux si nous croyons avoir découvert une explication ou entrevu un
nouvel aspect de la chose. Mais nous pouvons aller plus loin. Nous
pouvons nous retourner, pour ainsi dire, et observer le penser que nous venons
de déployer.
Et lorsque nous le faisons, du coup
quelque chose change. Avant, nous explorions avec notre pensée quelque chose
qui nous était extérieur. Les fleurs, le sentiment, et même le verset (au début
du processus) étaient tous extérieurs à nous et faisaient partie du monde qui
nous est donné d’office. Mais lorsque nous nous mettons maintenant à observer
le penser lui-même, nous sommes en train d’explorer une activité que nous
connaissons intimement et immédiatement, une activité gérée par nos propres
forces. La séparation, l’abîme entre le soi et le monde s’évanouit. Nous
faisons l’expérience de la réalité puissante, objective et active du penser.
Notre penser devient plus actif, imprégné
de vie. Et là, nous nous trouvons devant un choix : quoi faire maintenant?
Une possibilité, ce serait d’approfondir, avec notre penser vivifié, la
question que nous avions posée au début. Cela implique que nous nous
détournions de l’observation du penser lui-même
pour réparer, améliorer ou augmenter l’activité pensante que nous avions
déployée à l’origine. Nous découvrons alors autre chose – de nouveaux aspects,
plus riches et plus complets que ceux que nous avions entrevus au début. Ces
nouveaux aperçus arrivent avec la vitesse de l’éclair; ce sont des bonds de
créativité qui sont accompagnés par la joie que nous ressentons à pénétrer
véritablement les profondeurs d’une question.
L’autre possibilité, ce serait de
continuer à travailler à l’intérieur de l’état exceptionnel. Mais ici, rien
n’est statique. Pour aller de l’avant, il faut déployer un plus grand effort de
volonté. La distance temporelle entre le penser et l’observation du penser se
rétrécit et approche de plus en plus la simultanéité. Lorsque nous avons
atteint cette étape, il y a de multiples façons de continuer. En façonnant
individuellement notre chemin personnel, nous entrons de manière vivante
directement dans l’être créateur du penser.
Dans Les
Énigmes de la Philosophie, Steiner écrit : « Une conception du
monde doit nécessairement être exprimée par moyen de pensées; mais alors,
lorsque le penser fait l’expérience de cette conception là où celle-ci prend
naissance dans l’âme, il n’a à sa disposition que les moyens que lui fournit
l’ère moderne pour donner à l’âme la force qu’elle cherche. Lorsqu’une pensée
est née, quand elle est devenue système philosophique, elle a déjà perdu le
pouvoir magique qu’elle exerçait sur l’âme. C’est pour cette raison que l’on
sous-estime si souvent la force du penser et celle de la conception
philosophique du monde. C’est ce que font tous ceux qui ne connaissent que la
pensée qui leur est suggérée du dehors, une pensée qu’ils sont censés croire, à
laquelle on leur demande de prêter serment. La vraie force du penser n’est
connue que de celui qui en fait l’expérience là où elle naît et se
forme. »
Nous vous
invitons à vous joindre aux collègues et amis qui se réuniront à Thornhill,
Ontario, du 23 au 25 octobre 2015 pour un congrès consacré à l’exploration et
l’expérience du chemin de connaissance implicite dans la Philosophie de la
Liberté. Entrelacé aux fils du congrès, les productions TQuest de Toronto
présenteront le premier tiers du Drame-Mystère La Porte de l’Initiation.
Avec nous sur ce voyage, Daniel Hafner, prêtre de la Communauté des Chrétiens,
ouvrira et clôturera le congrès en donnant deux conférences dont le but sera
d’éveiller un dialogue spirituel entre les deux initiatives. Visiter notre site
pour en savoir plus : www.philosophyfreedom.ca
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